Pouvoir se permettre d'être l'avocat du diable dans un débat est un luxe à utiliser efficacement
- Eva Luna
- 3 juin 2019
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 mai 2022
***Ce texte a été écrit en 2019. Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai jamais publié. Je le publie maintenant en tout cas, parce que je le trouve toujours d'actualité.
Avant de me faire lancer des tomates par des gens pas contents qui pensent que je suis entrain de dire qu'ils ont pu jamais le droit de faire l'avocat du diable et qu'ils doivent être catégoriques dans leurs positions, LISEZ-MOÉ DONC. Le point c'est que oui, oui ''there's a place and time for almost everything'', s'agit juste de bien saisir les moments opportuns pour faire l'avocat du diable... et ceux qui s'y prêtent moins, mettons.
Dernièrement, le sujet chaud de l'heure est (malheureusement) l'avortement. Sujet chaud dit beaucoup de publications sur les réseaux sociaux, beaucoup de publications sur les réseaux sociaux dit beaucoup de commentaires, et beaucoup de commentaires dit... beaucoup d'opinions différentes. Et oui, tout à fait, on s'en fout un peu (beaucoup) d'être confronté à des opinions différentes qui n'affectent pas la qualité de vie de personne. Même si ça peut être frustrant de lire que ton amie de longue date ne jure que par le fucking mix dégueulasse chocolat menthe, que ton père trippe ben raide sur les pizzas hawaïennes (let me throw up) ou que ta tante Suzanne considère Les Feux de l'Amour digne d'un Emmy Award, c'est pas plus grave que ça. On s'en remet. Oui, même si on comprend pas, même si on n’est pas d'accord, même si on trouve ça bizarre. Mais il arrive que, certaines opinions passent moins bien. Pas parce qu'on est « trop sensibles », ou parce que « coudonc on peut pu rien dire en 2019 ». Plus parce que, ces dites « opinions » soient présentées comme des faits. Et bien qu'un fait puisse s'accorder avec ton opinion sur une situation en particulier, ce n'est pas toujours le cas. La vérité, c'est qu'un fait pourra toujours être confirmé comme étant véridique par des données ou des preuves. Cependant, une opinion est personnelle, elle repose presque toujours sur des sentiments ou des pensées qui peuvent ou non être basés sur des données et peuvent donc être complètement non étayés par des preuves significatives.
Il est important de comprendre la différence entre un fait et une opinion, parce que même si tout le monde a « droit à une opinion », toutes les opinions ne se valent pas, et c'est précisément pourquoi, par exemple, les opinions des « experts » sont ou du moins, devraient être, plus valorisées. Elles sont plus susceptibles de donner des opinions fondées sur des faits. Et qui sont les expert-e-s lorsqu'il est question des droits des femmes ? Les femmes elles-mêmes. La grande majorité d'entre nous – lorsque l'énergie nous le permet devrais-je ajouter, se basent sur des données mesurables avec des résultats convaincants, comme des statistiques relevées par des études sérieuses menées par des expert-e-s lorsque nous débattons sur des sujets, événements, remises en question entourant nos droits. Ce n’est pas être « fermé-e-s d'esprit » de dire que toutes les opinions n'ont pas la même valeur : évidemment que chacun a droit à son opinion, mais les opinions basées sur des données mesurables et significatives ont plus de valeur que celles qui ne le sont pas. C'est un fait, ça. ;-)
Maintenant que la différence entre opinion et fait est mise au clair, je retourne au principal sujet de cet article : pouvoir se permettre d'être l'avocat du diable dans un débat est un luxe à utiliser efficacement. Oui, vous m'avez bien lu : un luxe.
Lorsque je parle d'avortement et que je m'emporte (parce que guess what, je fais partie des premières personnes touchées puisque j'ai un utérus), ou de n'importe quel sujet entourant les droits des femmes, et que des hommes cis me disent par exemple, que je ne ne devrais jamais fermer complètement la porte aux gens abordant des idées contraires aux miennes, parce qu'il faut « toujours voir les deux côtés de la médaille », j'ai réellement envie de flip a table. Parce que Dieu sait que nous avons désespérément besoin de savoir ce que les hommes cis pensent de nos vies de femmes, mais surtout, du fait que notre douleur n'est pas valable ou qu'elle n'est pas « bien exprimée » et comment un peu de « rationalité» nous aidera à comprendre à quel point nous nous devons d'être ouvertes à toutes les opinions, même si celles-ci nous déshumanisent. Sinon, on est des misandres fini-e-s pataugeant dans des echo chambers.
Bien sûr.
Si vous passez beaucoup de temps sur internet et particulièrement sur les réseaux sociaux, et que vous avez en plus l'audace de partager votre opinion sur un sujet qui vous touche en tant que femme, vous savez exactement de quoi je parle : vous écrivez quelque chose en vous appuyant sur des faits et des statistiques, en plus d'y apporter un peu de vos expériences personnelles, et on vous rappelle soudainement en commentaire que ces statistiques sont « faussées » (et ce, sans aucune preuve #lolpaslol), ou encore que les femmes ne veulent pas vraiment tel ou tel droit anyway, parce qu'elles se plaindraient plus si c'était le cas, parce que c'est « les lois de la nature » (!?!?!?), parce que les femmes en demandent trop, etc, etc, etc, (comme si on n’avait jamais entendu ces arguments avant.) Tout ça, sous prétexte de jouer à « l'avocat du diable ».
Pourtant, « faire l'avocat du diable » est un outil de débat légitime, mais encore faut-il que l'on y parle d'une perspective qui n'existe pas actuellement pour tenter d'amener quelqu'un d'autre à reconsidérer son point de vue après avoir pris en compte cette nouvelle information, puisque ce processus peut permettre de tester la qualité de l'argument original et de présenter ses faiblesses à son défenseur.
Or, la plupart des gens (souvent les hommes cis qui traitent les féministes de féminazis, on va se le dire) qui font « l'avocat du diable » avec les féministes ne le font pas vraiment. En réalité, comme il est expliqué dans ce merveilleux article écrit par Melissa A. Fabello) ils sont probablement sur le point de renforcer de statu quo, de nier nos capacités de pensée critique, de positionner leurs pensées comme plus valables que nos expériences vécues appuyées de statistiques et d'arrêter la conversation au lieu d’y ajouter quelque chose de pertinent. Lorsque votre opinion renforce le statu quo, manque de respect à la personne avec laquelle vous discutez (par exemple, en positionnant vos pensées comme plus valables que nos expériences vécues appuyées de statistiques) et occupe donc un espace inutile, vous n'ajoutez strictement rien à la conversation. Vous la terminez. Et que vous vous en rendiez compte ou non, c'est oppressant. Oppressant, aliénant et contre-productif.
Ce privilège que vous avez de discuter aussi librement d'un sujet pourtant si lourd, puisqu'il ne vous touche pas directement, est un luxe que les personnes concernées n'ont pas. La ou les personnes ayant ce luxe dans un débat varient d'un débat à l'autre. Il peut m'arriver à moi aussi d'avoir ce privilège. Oui, oui, même si je suis une femme. Si j'ai, par exemple, une conversation avec quelqu'un-e tournant autour du racisme, puisque je suis blanche/caucasian, je ne vis pas de racisme à proprement parler. Il arrivera bien sûr que je puisse vivre de la discrimination due à différents préjugés et stéréotypes, mais on ne me refusera jamais de job à cause de ma blancheur. Cette nuance est extrêmement importante si on veut se positionner clairement contre le racisme. Il n'est pourtant pas surprenant de penser que le racisme peut être vécu par tout le monde, si on se fie à un dictionnaire ordinaire, comme Le Petit Larousse qui le définira au sens large du terme comme « une attitude d’hostilité répétée, voire systématique, à l’égard d’une catégorie déterminée de personnes ». Cependant, si on approfondit nos recherches, on constatera qu'un dictionnaire sociologique apportera la nuance mentionnée plus haut, en expliquant que le racisme est basé sur une question de pouvoir. En effet, « il s’inscrit dans une dynamique de domination sociale à prétexte racial. » (M. Desmond et M. Emirbayer, article What is racial domination ? in : Du Bois Review: Social Science Research on Race 6(2), pp. 335-355, 2009.) Or, les blancs sont toujours en position de « dominants », même dans un environnement majoritairement occupé par des personnes racisées.

Il est pourtant possible (et je vous encourage fortement) de profiter autrement de ce luxe : vous pouvez débattre avec des gens (qui ont souvent le même luxe que vous) pour faire avancer la cause, car lorsque nous sommes directement touché-e-s, nous n'avons pas toujours l'énergie pour débattre de la validité de notre existence et de l'importance de la reconnaissance de nos droits.
Enfin, pour conclure, j'ai envie de vous laisser sur cette citation que je trouve tellement percutante et qui illustre bien ce que j'essaie d'exprimer lorsque je parle de faire l'avocat du diable au mauvais moment, ou encore du fait que nous soyons aussi émotives lors de différents débats, et que nous n'ayons pas toujours l'énergie nécessaire pour débattre :
There are the occasions that men—intellectual men, clever men, engaged men—insist on playing devil’s advocate, desirous of a debate on some aspect of feminist theory or reproductive rights or some other subject generally filed under the heading: Women’s Issues. These intellectual, clever, engaged men want to endlessly probe my argument for weaknesses, want to wrestle over details, want to argue just for fun—and they wonder, these intellectual, clever, engaged men, why my voice keeps raising and why my face is flushed and why, after an hour of fighting my corner, hot tears burn the corners of my eyes. Why do you have to take this stuff so personally? ask the intellectual, clever, and engaged men, who have never considered that the content of the abstract exercise that’s so much fun for them is the stuff of my life. – Melissa McEwan, The Terrible Bargain We Have Regretfully Struck
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