Artiste merveilleux, victime imparfaite
- Eva Luna
- 3 mars 2020
- 4 min de lecture
Roman Polański est un réalisateur, producteur et scénariste franco-polonais. Il est également acteur et a joué dans un certain nombre de ses propres films. Au théâtre, il a mis en scène diverses pièces, et joué dans certaines, parfois avec d'autres metteurs en scène. Puis, Roman Polański a été condamné par la justice américaine dans une affaire d'abus sexuel sur mineur en 1977. Et dans les années 2010, plusieurs autres femmes l'accusent de violences sexuelles qui se seraient produites dans les années 1970. Mais bon, ça, on s’en fout. On s’en fout apparemment complètement même, parce Polanski a tout de même décroché 12 nominations avec son film J'accuse aux César du cinéma. Malgré les accusations de violences sexuelles, on s’en fout. Roman Polanski nie ces accusations, alors pourquoi ne seraient-elles pas fausses? L’agresseur prend toujours le dessus. Les victimes mentent. J’ai même entendu dire qu’elles prennent plaisir à se faire cracher au visage par le public en passant au travers de l’humiliation médiatique qui s’en suit. Il faut savoir « séparer l’œuvre de l’artiste, » dit-on. Ah bon. Je vois.
SÉPARER L’ŒUVRE DE L’ARTISTE : LES CONSÉQUENCES DU BOYSCLUB
Le Boys Club, c’est quoi? Selon Martine Delvaux, professeure à L’Université du Québec à Montréal, il s’agit d’un « lieu fréquenté par des hommes qui ont du pouvoir : des politiciens, des ministres, des gros financiers, des banquiers[1]… » En effet, le boys club se cache partout dans les structures de notre société. Ce sont des « organisations genrées qui défavorisent les femmes[2]. » Le monde du cinéma, et plus largement, le monde des artistes n’y fait pas exception. Ce n’est pas pour rien que les mêmes noms s’élèvent toujours plus haut que les autres. Inévitablement, séparer l’œuvre de l’artiste » est alors qu’une autre façon plus ou moins subtile de se protéger entre hommes et s’inscrit dans l’une des conséquences du boys club.
L’ARTISTE MERVEILLEUX, L’HOMME MONSTRUEUX
Polanski ne fait pas exception à la règle. Il est la norme. Les exceptions, ce sont les accusations qui mènent à de vraies conséquences. Des conséquences qui empêchent les agresseurs d’être sélectionnés pour des prix. Lorsque l’on choisit de séparer l’homme de son œuvre, ont choisi aussi de mettre l’expression artistique de ce dernier plus haut que la sécurité et le bien-être de ses victimes. Et c’est dangereux. Parce que plus on perçoit les artistes comme des êtres inatteignables, plus grands que soi (plus précisément les hommes), plus on peut lui permettre de faire preuve de moins en moins d’humanité. Et de notre côté, on oublie, ensuite que l’artiste lui-même peut être tout sauf merveilleux. C’est drôle (pas tant que ça en fait), mais quand je pense à Polanski, je ne pense pas à sa réputation – qui, de toute façon, n’a visiblement pas été trop entachée s’il est encore sélectionné ici et là pour des prix – ou à toutes ses œuvres. Je pense aux victimes. À ces voix qu’on tente encore aujourd’hui d’étouffer. Au calvère que c’est que de porter plainte. Au courage que ça prend. À la résilience que ça demande que de se lever à chaque matin en sachant que ton agresseur vit dans un palace sans aucun souci pendant que tu te démerdes à essayer de revivre un peu pour ne pas crever au complet. Je pense à ces gens-là. À vos victimes.
S’ATTENDRE AU PIRE
On nous a appris à ne pas nous faire trop d’idées. Nous nous attendons au pire, et le pire devient même la norme. Aucune des victimes n’est surprise que Polanski ne soit pas autant affecté que ça par les accusations. Oui, nous sommes scandalisées, outrées, dégoûtées. Mais surprises? Pas vraiment, non. Toujours déçues, cependant. Lorsque le verdict Weinstein est tombé le 24 février dernier et qu’il a été reconnu coupable de deux chefs d’accusation, soit viol au troisième degré et agression sexuelle criminelle au premier degré, nous avons toutes crié de joie. Nous ne pouvions pas y croire. Parce qu’on nous a appris à ne s’attendre à pas grand-chose de la justice. On sait bien que la « justice » n’existe que pour les plus fortunés et puissants. Et puis bon. On s’entend quand même toutes à ce que Weinstein nous revienne en cours d’appel. Comme l’écris l’écrivaine Virginie Despentes, il n’y a rien de surprenant à ce que l’académie des césars élise Roman Polanski meilleur réalisateur de l’année 2020 : « C’est grotesque, c’est insultant, c’est ignoble, mais ce n’est pas surprenant. Quand tu confies un budget de plus de 25 millions à un mec pour faire un téléfilm, le message est dans le budget. Si la lutte contre la montée de l’antisémitisme intéressait le cinéma français, ça se verrait.[3] » C’est au contraire nos voix qui vous ennuient. Nous nous levons. Nous refusons. Nous quittons les salles. Vous devenez l’emblème du boys club : vous défendez l’un des vôtres, malgré tout. Absolument tout. Parce qu’on vous a faits rois. Vous êtes des artistes. Nous ne sommes pas grand-chose.
J’ose encore espérer que les choses peuvent changer. Je me force à y croire parce que si je n’y croyais plus du tout, je n’arriverais pas à me lever le matin. Mais je sais, nous savons toutes que la lutte ne fait encore que commencer. Que nous sommes très loin de la ligne d’arrivée, même si les premiers pas que nous avons faits ensemble ont eu l’effet d’un tremblement de terre. Alors, pour le moment, à travers les pas que nous faisons, nous nous tenons les mains. Nous nous prenons sur nos épaules. Nous essuyons nos larmes. Nous nous écoutons. Nous n’avons pas le choix. Pour notre survie. Pour déraciner la culture du viol et les boys club, il faut d’abord savoir se faire une troupe. Même si nous avons toujours peur.
De toute façon, je ne sais vraiment pas pourquoi je me sens concernée. Je ne suis qu’une femme après tout. Qu’est-ce que je pourrais bien connaître à propos de la culture du viol et le boys club?
[1] COLLARD, Nathalie. « Martine Delvaux : le monde entier est un boys club », La Presse, 15 octobre 2019. [https://www.lapresse.ca/arts/litterature/201910/14/01-5245368-martine-delvaux-le-monde-entier-est-un-boys-club.php] [2] DESPENTES, Virginie. « Césars : ‘’Désormais on se lève et on se barre’’, par Virginie Despentes », Libération, 1er mars 2020. [https://www.lapresse.ca/arts/litterature/201910/14/01-5245368-martine-delvaux-le-monde-entier-est-un-boys-club.php] [3] DESPENTES, Virginie. « Césars : ‘’Désormais on se lève et on se barre’’, par Virginie Despentes », Libération, 1er mars 2020. [https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212?fbclid=IwAR1sVRKTgxfnJEnifYE-6UAbLajyktEP1HwVqr_9OaICwIIDYRwuNGf5J9E]
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